LES PETITES CHOSES

Ces prises de vues austères d’objets, anodins ou presque, sont à percevoir comme le renouvellement de l’attention que Romain Leblanc accorde aux accessoires. Déjà, dans la série Le Dernier repas, il évacuait la figure humaine de ses mises en scène froides et millimétrées, tandis que dans la suivante, Les Funérailles, certaines images donnaient à voir des accessoires du quotidien dans un cadrage très serré. Ici, ceux-ci sont sublimés par un fond abstrait, nouveauté dans le travail de l’artiste qui ne signale pas pour autant qu’il ait délaissé ses préoccupations antérieures. La parenté entre toutes ces Petites choses est en effet qu’elles évoquent la Vanité, thème classique de la peinture religieuse des XVIe et XVIIe siècles, lui permettant de poursuivre ses réflexions à propos de l’iconographie chrétienne et des canons de l’histoire de l’art.

La volonté d’interroger la Vanité à travers le médium photographique et les reliques contemporaines ne s’est pas imposée d’emblée à l’artiste. Cette série constitue l’une des réflexions qui a progressivement pris forme au cours de ses errances dans les cimetières où, comme un documentaliste, il photographiait natures mortes et divers détails d’objets funéraires. Cette logique documentaire, que l’on percevait déjà à travers Les Funérailles, s’est mutée en manie collectionneuse, réunissant des éléments hétéroclites comme pour constituer un cabinet de curiosités.

Traditionnellement, la Vanité figurait différentes natures mortes évoquant ce qui, dans la vie des hommes, est illusoire et transitoire, ce qui n’a donc pas de valeur réelle. On y retrouvait par exemple des objets à forte connotation symbolique, comme le crâne ou le miroir, ainsi que d’autres mettant en valeur la religion. Leur juxtaposition visait systématiquement à confronter la frivolité de la vie humaine, qui est éphémère, à l’éternité divine. À travers ses photographies, Romain Leblanc détourne ce thème religieux et existentiel en évoquant ses codes : les natures mortes peuvent ainsi faire référence aux cinq sens, c’est-à-dire aux plaisirs, ou bien encore au savoir, au pouvoir et à la richesse. Il en évacue cependant le propos moralisateur et aborde avec neutralité un code religieux afin de se concentrer sur sa réflexion existentielle intrinsèque. S’il reprend d’ailleurs une partie des normes iconographiques de la Vanité, comme cet arrière-plan noir rappelant les fonds souvent sombres ou en clair-obscur des tableaux des XVIe et XVIIe siècles, c’est pour mieux en contourner le discours. Car ici, le fond noir, rappelant l’austérité religieuse, magnifie dans le même temps les objets qui, photographiés un à un et centrés dans leur cadre, gagnent en monumentalité.

L’attention est ainsi portée sur le pouvoir d’évocation de ces natures mortes, toutes accessoires de notre quotidien. On y cherche évidemment les allusions aux vanités telles qu’elles furent énoncées par l’Église, ainsi que les références à la tradition picturale. On les trouvera, mais en s’étonnant toutefois de la démarche du photographe qui ne semble pas s’être concentré sur les éléments symboliques les plus forts et les plus récurrents.

La réflexion est plutôt orientée sur ces Petites choses anodines, souvent de consommation courante, qui, évoquant plusieurs idées permettent parfois des rapprochements plus ou moins conscients. En recherchant dans les objets du quotidien ce qui pourrait évoquer la mort, Romain Leblanc permet de voir les choses sous un autre angle et introduit dans chacune de ses images un discours ambivalent, une oscillation perpétuelle entre le personnel et l’universel. Le pouvoir d’évocation de ces objets peut être différent pour chacun, mais rencontre une interrogation existentielle commune liée à notre finitude.

Il y a ici une logique manifeste du jeu car on pourra voir dans toutes ces photographies autant de pièces d’un puzzle visant à former une seule vanité, conformément à la Vanité picturale qui trouve son sens dans l’interaction entre les divers éléments représentés. Si l’artiste en appelle en partie à l’inconscient collectif, ses images prises une à une peuvent avoir des significations plurielles et sont alors à décoder en fonction de notre propre expérience et de notre rapport à certains bibelots. C’est ainsi la vie de ces objets qui intéresse également Romain Leblanc, leur dégradation et leur décrépitude. Ils peuvent accompagner leur propriétaire et lui survivre, ou bien eux-mêmes vieillir et devenir inutilisables. Il est alors possible qu’un objet usagé perde son caractère fonctionnel et devienne une relique de notre vie. C’est grâce à cette dimension narrative, renvoyant à une ou des histoire(s) personnelle(s), que ces objets acquièrent un potentiel symbolique fort que l’on ne perçoit pas nécessairement au premier abord. En tant que possibles morceaux de vie, c’est-à-dire en faisant appel à la notion de souvenir, ils sont chargés d’une présence auratique considérable.

Les vanités de Romain Leblanc dédramatisent ainsi avec ironie nos questionnements existentiels et mettent en scène une autre forme de sacralité qui n’est pas religieuse. Elles sont les indices de la valeur cultuelle que l’on peut attribuer à un objet, le plus banal soit-il.

Marine Rochard