QUARANTAINE

Une quarantaine mondialisée, voilà un contexte de premier choix. Du temps et rien à faire, la vague sensation de vivre passivement un moment historique. En attendant que ce temps passe, nous habitons les réseaux sociaux. Romain, lui, est en famille, avec Adélaïde et leur fils, à bout portant, sous contrainte. Il fait l’idiot. Il le fait avec constance, obstinément. Il le fait sur Facebook, avec nous, et l'on se surprend à attendre cette prochaine image, à la guetter, à retourner voir si on n’en aurait pas manqué une.

Il ne ré-enchante pas son petit univers familial, il fait avec, comme il peut. Il ne s’arrête ni au dérisoire, ni au ridicule, ni à notre malaise. Il réagit avec les moyens du bord à l’information absconse qui arrive du dehors, et renvoie à ce même dehors une proposition absurde, en miroir. Dans cet extérieur, nous, spectateurs, sommes ses voisins. Romain c’est moi, et si les objets sont détournés de leur fonction initiale, ils sont banals et quotidiens. Rien d’extraordinaire, ni dans les corps ni dans les accessoires, mais un décalage, un pas de côté, une invention absurde, une idiotie subversive.

Un éclairage sobre et cru sans esthétisation, l’ombre dure du flash sur le fond toujours proche. La contrainte connue de l'enfermement à trois nous donne par défaut l'identité de celui qui déclenche, nous rend complice de l'acte de photographier. Les murs sont tout autour et leur blanc n’est pas neutre. Au fil de la série, équilibriste fatigué, il frôle quelques précipices sans jamais s’y laisser aller. Ni esthétisation, ni complaisance. Pas de nihilisme, mais le poids du quotidien récurrent. Pas de discours spirituel, mais des élans verticaux. Et l’on se dit qu’un élan, c’est déjà pas mal.

L’absurde des images de Romain laisse sourdre l’absurde du monde, et vient faire résonner celui de nos vies enfermées. Ces images, pour intimes qu’elles soient, sont résolument politiques. Elles le sont d’abord au sens premier, parce qu’elles nous parlent du vivre ensemble, ne serait-ce qu'à trois. Ensuite parce qu’elles abordent des sujets majeurs : argent, consommation, manifestation, contrainte des corps, éducation, féminisme… Ce qui existe en filigrane dans chaque image résonne dans la série complète.

Enfin bien sûr il y a l’humour. Pour ne pas s'appesantir. Pas comme échappatoire à l’absurde, mais comme proposition conjointe, dans le même mouvement, dans la même image. Une subversion joyeuse. Un peu d'oxygène dans nos enfermements.

Philippe Lagarde